En juin 2013, le cirque Knie commençait comme toujours sa tournée en Suisse romande à Delémont dans le Jura. Laure H. et sa maman Danièle se réjouissaient de découvrir le nouveau spectacle, cette sortie étant devenue une tradition. Mais cette fois, sa fille remarqua à quel point Danièle, alors âgée de 58 ans, marchait avec hésitation. Lorsqu’elle passa ensuite quelques jours chez sa fille et son mari, elle avait de la peine à s’habiller. Pendant les pauses cigarette sur la terrasse, elle arrivait à peine passer le seuil de la porte coulissante. Laure H. s’en souvient très bien : « Je me suis dit que quelque chose clochait. »
Depuis son enfance, Laure H. s’est occupée de sa maman, qui souffrait d’un trouble bipolaire – autrefois appelé trouble maniaco-dépressif. L’ancienne secrétaire touchait une rente AI. La fille a grandi avec sa maman comme fille unique. Une configuration familiale qui n’a fonctionné que grâce à la présence et au soutien constants des grands-parents maternels ainsi que de la marraine Kiki, sœur cadette de Danièle. « Durant toutes ces années, ils étaient mon refuge et ils ont toujours été à nos côtés », raconte Laure H., aujourd’hui âgée de 43 ans. En raison de la maladie psychique de longue date présente chez sa maman, la démence fronto-temporale est d’abord passée inaperçue et a évolué de façon pernicieuse, car les deux pathologies ont un effet similaire sur la personnalité et le comportement.
Toujours plus de conflits
« Ma maman s’est toujours comportée de manière particulière », explique Laure H. Par honte de l’irritabilité de Danièle et de son manque de tact, sa fille ne ramenait pas d’amis à la maison. Lorsqu’elle se rendait en ville, Danièle se querellait souvent avec les gens, même dans les cafés où elle aimait aller. Les aboiements incessants de son petit chien Ajax, en particulier, portaient sur les nerfs de son entourage. « Le chien absorbait tout son stress », commente sa fille. Lorsque l’appartement de Danièle devint toujours plus désordonné, ses proches ont attribué ce phénomène à ses troubles psychiques de longue date : « On pensait que c’était dû en partie à l’âge. » Les soins à domicile passaient régulièrement, sa fille et sa sœur Kiki s’occupaient aussi de Danièle.
Mais elle était visiblement en train de perdre la capacité de gérer son quotidien. Ajax faisait ses besoins dans l’appartement, et Danièle dépensait sans discernement malgré son budget serré. Elle cachait de l’argent et du café dans la machine à laver. Elle appelait sa fille jusqu’à dix fois par jour. Les conflits ne faisaient qu’augmenter, souvent en raison des achats incongrus de Danièle. Laure H. fit des démarches pour alerter le médecin traitant et la curatrice de sa maman, qui avait été nommée quelques années auparavant, mais ses appels ne furent pas entendus au départ. Finalement, Danièle accepta d’aller consulter un psychiatre qu’elle appréciait et qui prit les inquiétudes de ses proches au sérieux. Après une hospitalisation et des examens approfondis, le diagnostic de démence fronto-temporale (DFT) fut posé à l’automne 2013.
Cinq années intenses
Laure H. n’avait jamais entendu parler de cette forme rare de démence. Aujourd’hui, elle s’est beaucoup renseignée sur le sujet et déclare : « La DFT de ma maman a commencé bien avant qu’elle ne soit diagnostiquée. » Danièle avait été bouleversée par le décès de sa propre mère quelques années plus tôt.
La maladie ayant déjà atteint un certain stade au moment du diagnostic, elle ne pouvait plus vivre seule. Il fut difficile de trouver une institution adaptée à cette femme relativement jeune et à sa situation complexe. Pendant cette période, Laure H. a sollicité les conseils du Téléphone Alzheimer. Finalement, une nouvelle institution – la résidence La Jardinerie – qui venait d’ouvrir à Delémont et qui disposait d’une UVP (unité de vie psychogériatrique) a accueilli sa maman. La sœur de Danièle vivait en ville et s’est beaucoup investie pendant ces années à La Jardinerie. « Ma mère avait une belle chambre individuelle, c’était une chance. »
Cinq années intenses ont suivi. Les troubles de comportement dus à la DFT posait de grands défis à l’équipe soignante et aux proches de Danièle. Les demandes incessantes, l’agitation, les excès. Viens ici ! Dégage ! Vous préféreriez me voir morte ! Sa fille et sa sœur en étaient bien conscientes : c’est la maladie qui était responsable de tous ces émois, mais « c’était quand même dur à vivre, parfois ». Lorsque Danièle s’est mise à crier sans interruption, elle a été transférée à une clinique. Pour mieux comprendre la maladie de sa maman, Laure H. a rejoint l’un des groupes pour proches de personnes atteintes de DFT animés par Alzheimer Suisse. Un psychogériatre dévoué a réussi à affiner le traitement, ce qui a permis d’atténuer les symptômes de Danièle. Elle a pu retourner à la Jardinerie, au grand soulagement de sa fille et de sa sœur.
« ... réaliser qu’elle n’est plus là »
Entre les murs de La Jardinerie, il s’est produit quelque chose que les proches de Danièle ne pensaient plus possible. Une complicité apaisée est née entre mère et fille, tout comme entre les deux sœurs. Elles écoutaient de la musique ensemble, « de Michel Sardou à Mozart ». Laure H. amenait sa chienne et elles se baladaient en ville, Danièle dans son fauteuil roulant. Au café, elles rencontraient d’anciennes connaissances, dont certaines réagissaient sans tact. Sa fille ou sa sœur se plaçait alors résolument devant Danièle pour la protéger des remarques désobligeantes. La maladie progressant de façon inéluctable, la maman a perdu la parole. À la fin, elle ne pouvait plus avaler et a bénéficié de soins palliatifs. Danièle H. est décédée le 25 janvier 2018, au lendemain de son 63e anniversaire, en présence de sa famille.
« Parfois, j’ai du mal à croire qu’elle n’est plus là », s’exclame sa fille plus de deux ans plus tard. Elle raconte l’histoire avec calme et franchise, mais on se rend bien compte que ce fut une épreuve. Sur la base de sa propre expérience, Laure H. conseille aux proches de personnes atteintes de DFT de faire appel à des spécialistes suffisamment tôt. Elle pense souvent à sa maman, à cette femme qui aimait l’art et qui a dû endurer plusieurs maladies graves dans sa vie : « C’est injuste. » En mémoire de Danièle, l’avis de décès reprend quelques vers du poète belge Maurice Carême : « Il y a plus de fleurs pour ma mère, en mon cœur, que dans tous les vergers. »
* Nom connu de la rédaction
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